Retour

Harmonisation de la jurisprudence sur la question de l’action en réparation d’un tiers à un contrat

14 mai 2020   |   4 min de lecture

Un tiers à un contrat peut-il invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel si ce dernier lui a causé un dommage ?

La cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion. Photo : DR.

La Cour de cassation s’est prononcée dernièrement dans ce sens, dans un arrêt du 13 janvier 2020 et a levé le doute sur dernières incertitudes à propos de la possibilité pour le tiers à un contrat d’invoquer, sur un fondement délictuel, un manquement contractuel qui lui aurait causé un dommage (Cass. Plén. 13 janvier 2020, n° 17-19.963).

Rappel des faits. La société sucrière de Bourbon (la société Sucrière) et la société Sucrerie de Bois rouge (la société Bois rouge) avaient conclu un protocole afin de répartir le traitement industriel de la production de sucre de canne de l’île de la Réunion sur deux usines, chaque usine étant exploitée par une des sociétés. Suite à un incendie qui s’est déclaré dans une centrale thermique, exploitée par la Compagnie thermique de Bois rouge, qui alimentait en énergie l’usine de la société Bois rouge, l’usine a été fermée pendant quatre semaines. La société Sucrière s’est alors chargée, dans son usine, d’une partie du traitement de la canne à sucre qui aurait dû être réalisée par l’usine de Bois rouge en application d’une convention d’assistance mutuelle en période de campagne sucrière en cas « d’arrêt accidentel prolongé de l’une des usines » conclue entre les deux sucreries.

La société Sucrière, qui a subi des pertes d’exploitation, a effectué une déclaration de sinistre auprès de son assureur qui a refusé de prendre en charge le sinistre. L’assureur a finalement été condamné par la cour d’appel de Saint-Denis à activer sa garantie (CA Saint-Denis, 5 mars 2012, n° 10/02096). Le pourvoi contre cet arrêt d’appel n’a pas été admis par la Cour de cassation. L’assureur a alors saisi le tribunal mixte de commerce de Saint-Denis afin que soient condamnées la société Bois rouge et la Compagnie thermique à lui rembourser l’indemnité versée à la société Sucrière. Par jugement du 13 avril 2015, le Tribunal a rejeté cette demande, jugement confirmé par la Cour d’appel de Saint-Denis (arrêt du 5 avril 2017 (n°15/00876). Elle a d’abord considéré que l’assureur ne pouvait pas fonder son action subrogatoire en invoquant une faute contractuelle de la société Bois rouge, dont la responsabilité ne pouvait pas être engagée en raison de l’accord d’entraide des deux sociétés. Ensuite, la cour d’appel a avancé qu’aucune action sur le fondement de la responsabilité délictuelle ne pouvait être engagée contre la Compagnie thermique en l’absence de faute.


Un pourvoi en cassation a été formé contre cet arrêt. Le premier moyen de cassation, qui soulevait l’existence d’une faute contractuelle à l’encontre de la société Bois rouge, a été rejeté. Le second moyen de cassation, portait sur la demande d’indemnisation à l’encontre de la Compagnie thermique. Il était demandé à la Cour de cassation de considérer que la Compagnie thermique était tenue d’une obligation de résultat, et que sa défaillance devait suffire à caractériser l’inexécution contractuelle et à engager sa responsabilité vis-à-vis de la société Bois rouge. Ce moyen était fondé sur le principe selon lequel les tiers à un contrat étaient fondés à invoquer son exécution défectueuse lorsque celle-ci leur a causé un dommage, sans avoir à apporter d’autre preuve (solution adoptée notamment par l’arrêt de la Cour de cassation du 6 octobre 2006, n° 05-13.255, dit « Boot shop »). La Compagnie thermique soutenait, à l’inverse, qu’il ne résultait pas de l’arrêt « Boot shop » que la faute contractuelle était nécessairement délictuelle à l’égard du tiers. À ce titre, elle faisait valoir que l’obligation de fourniture d’énergie était une obligation de résultat strictement contractuelle. Compte tenu de ce qui précède, un tiers à un contrat peut-il, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, valablement solliciter la réparation du préjudice causé par le manquement contractuel imputable à l’une des parties du contrat ? Telle était la question posée à l’assemblé plénière. Aux termes de cet arrêt, la Cour de cassation statue que le tiers à un contrat peut, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, solliciter la réparation du dommage subi du fait d’un manquement contractuel d’une partie à un contrat.

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation casse donc et annule l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Saint-Denis au visa des articles 1165 et 1382 du Code civil (dans leur rédaction antérieure à l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016).

En premier lieu, l’arrêt rappelle la solution de principe en faisant une référence spécifique à l’arrêt « Boot shop », aux termes duquel le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage.

En deuxième lieu, l’arrêt rappelle la théorie de l’effet relatif des contrats résultant des termes de l’article 1165 du Code civil (devenu l’article 1199) : les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties et ne nuisent point aux tiers.

En troisième lieu, l’arrêt reprend les termes de l’article 1382 du Code civil aux termes duquel « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Enfin, la Cour de cassation affirme que

« le manquement par un contractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait illicite à l’égard d’un tiers au contrat lorsqu’il lui cause un dommage

Dès lors, en affirmant que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage« , la Cour de cassation se place dans la continuité de la solution adoptée par l’arrêt « Boot shop ». Malgré de nombreuses critiques, de débats doctrinaux et jurisprudentiels et enfin, des tentatives des différentes chambres civiles de la Cour de cassation pour abandonner la jurisprudence « Boot shop », la Cour de cassation réunie en Assemblée plénière réaffirme sa jurisprudence antérieure et confirme ainsi l’arrêt « Boot shop ». Elle clôture par là même tout débat et harmonise la jurisprudence sur la question de l’action en indemnisation du tiers à un contrat.